La manifestation à Paris le 2 juin portait tous les signes extérieurs habituels d’une action ouvrière française, avec un représentant syndical portant le maillot en maille rouge de la Confédération générale du travail (CGT) et des pancartes en carton appelant à défendre les services publics. Mais la mobilisation, l’une des premières du second mandat d’Emmanuel Macron, est venue d’une source surprenante : le corps diplomatique français. Sur l’esplanade gazonnée entre le musée militaire des Invalides et le siège somptueux de l’administration diplomatique, le Quai d’Orsay – au cœur d’un quartier foisonnant d’ambassades étrangères et d’appartements de luxe -, le rassemblement de plusieurs centaines d’employés du ministère des Affaires étrangères a offert un spectacle exceptionnel.

La première au ministère depuis 2003, la grève d’un jour du 2 juin était une action commune entre le siège parisien et le réseau mondial de consulats et d’ambassades de France – le troisième plus grand réseau diplomatique au monde, après ceux des États-Unis et de la Chine. . Selon les organisateurs, près d’un millier d’employés ministériels, tant des employés contractuels que des fonctionnaires statutaires, ont participé au débrayage, auquel se sont également joints au moins trente consulaires généraux et ambassadeurs.

Les diplomates protestent contre une série de modifications de la haute fonction publique française, dans le cadre d’une réforme plus large lancée lors du premier mandat de Macron par le biais d’une législation rédigée en 2019. Cette loi a provoqué des manifestations et des mouvements de grève ailleurs dans l’État français (comme au printemps dernier grève des employés municipaux). Ce nouveau mouvement, relayé sur Twitter par le slogan #diplo2métier, s’oppose à la suppression du statut statutaire spécifique des diplomates français, appelés à se fondre dans un pool commun de fonctionnaires de la haute fonction publique. Cela ouvrira la voie, craignent les diplomates en grève, à « l’interchangeabilité » des fonctionnaires dans les ministères et les services de l’État.

« La diplomatie est un vrai métier », déclare Olivier da Silva, porte-parole de l’alliance intersyndicale et ancien ambassadeur au Cap-Vert, avec plus de trente ans d’expérience dans le corps diplomatique.

Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez faire de temps en temps. Ce que dit la réforme, c’est : Vous irez travailler dans d’autres ministères, sans savoir si vous reviendrez aux affaires étrangères. Il y a un sentiment de dépossession. Cela ne veut pas dire que ce métier nous appartient. Quelqu’un ne naît pas diplomate ou consul, on le devient par le biais d’expériences et de recrutement.

L’un des arguments du gouvernement en faveur de cette réforme est la volonté de faire tomber les barrières censées séparer les autres ministères du Quai d’Orsay — raccourci, en langage politique français, pour le ministère des Affaires étrangères. « Nous ne sommes pas hostiles aux autres administrations, ni aux fonctionnaires qui viennent d’autres ministères », rétorque un diplomate qui s’est entretenu avec jacobin sous couvert d’anonymat, racontant avoir travaillé à l’ambassade de France en Inde aux côtés des divers attachés d’autres administrations. « Je ne veux pas devenir l’attaché agricole, et elle non plus ne voudrait pas prendre mon poste. Nous avons besoin d’eux pour faire leur travail, tout comme ils ont besoin de nous pour faire le nôtre.

Mais il ne s’agit pas seulement de carrières bouleversées pour ces fonctionnaires, eux aussi médusés par le projet de démantèlement d’un service diplomatique professionnel à une époque de profonde instabilité mondiale. “Nous sommes inquiets de la fragilité croissante de notre offre diplomatique”, a déclaré Da Silva. jacobin. « Juste au moment où c’est à nouveau la guerre en Europe, où il y a des crises un peu partout, et où les grandes puissances, et leurs appétits, sont de retour — dans un redessin de la mondialisation ! Non seulement ce n’est pas le bon moment pour s’en occuper, mais c’est peut-être le pire !”

Ce sont les causes immédiates de la grève du 2 juin, mais le mouvement en est venu à cristalliser un mécontentement persistant face à des décennies de réduction des ressources et des financements alloués au Quai d’Orsay. “Ce mouvement social”, lit-on dans le communiqué intersyndical du ministère, rendu public le jour de la grève, “est le résultat d’un profond malaise partagé par nos agents de toutes catégories et de tous statuts résultant de la succession des réformes, de la réduction massive des moyens humains et financiers , les inégalités de traitement entre personnes exerçant les mêmes métiers et les risques pesant sur notre statut professionnel résultant de la fin du corps diplomatique.

Au cours des dix dernières années, le ministère a perdu environ 30 % de ses employés, alors que les diplomates présents au rassemblement du 2 juin comparaient les ressources et les effectifs réduits à ceux dont disposaient d’autres délégations étrangères. La raréfaction des effectifs des ambassades et des consulats s’est également accompagnée d’un recours accru aux contractuels de courte durée, également mobilisés le 2 juin, même si la réforme spécifique ciblera largement quelque huit cents fonctionnaires ministériels ayant le statut de haut fonctionnaire.

Les diplomates appellent à une convention ministérielle pour discuter des problèmes plus larges auxquels est confronté le ministère des Affaires étrangères et parvenir à une sorte d’accord mutuel sur l’application de la réforme de la fonction publique. Cette « goutte d’eau sur le dos du chameau » dans une longue lignée de doléances risque d’obscurcir l’arrivée au pouvoir de la nouvelle ministre des affaires étrangères, la diplomate de carrière Catherine Colonna, qui a accepté de rencontrer les représentants du mouvement le 7 juin. Le prédécesseur de Colonna, Jean-Yves Le Drian, a émis des critiques circonspectes sur l’application de la réforme au corps diplomatique.

Au-delà d’une suspension de l’application du paquet de réformes, ces négociations doivent être l’occasion d’un dialogue sans filtre sur les priorités ministérielles, selon le délégué syndical CGT Alain Maestroni. “Où allons-nous? Quel type de diplomatie la France doit-elle avoir dans le monde ? Quels moyens et ressources sommes-nous prêts à y consacrer ?

Le Quai d’Orsay a sans doute ses spécificités. Mais contrairement à l’image raréfiée du ministère des Affaires étrangères et aux clichés selon lesquels il serait une chasse gardée des aristocrates, les diplomates en grève placent leur mobilisation dans le contexte plus large du recul des services publics. « C’est vrai que les problèmes à l’origine de tout cela sont spécifiques au ministère des affaires étrangères », dit Maestroni, mais

la notion de service public est centrale. Le ministère ne fait pas que de la diplomatie. C’est aussi un service public rendu aux 2 millions de Français vivant à l’étranger, où nous assurons tous les services qu’une mairie ou une préfecture rend en France : traitement des passeports, état civil, délivrance des aides sociales et des bourses d’études, assistance aux Français en danger, évacuation sanitaire.

La réforme du Quai d’Orsay s’inscrit dans un clivage plus large entre des segments de la haute fonction publique et le gouvernement Macron. Si les contacts avec ces autres poches de mécontentement sont encore limités, il existe une lassitude commune face à la volonté du président de redessiner les hiérarchies, les protocoles et les parcours professionnels au sein de l’État français. En avril 2021, par exemple, le gouvernement Macron a annoncé la fermeture de la célèbre École nationale d’administration, qui a été remplacée en janvier dernier par le nouvel Institut de la fonction publique, homogénéisant la formation reçue dans la haute fonction publique. Le 2 juin, la promotion actuelle de finissants de l’école s’est également mise en grève.

Le président français est depuis longtemps friand de ce qu’il appelle la “disruption”. Mais il existe une réelle confusion partagée par ces diplomates quant à la logique de cette réforme. Macron a critiqué le supposé «corporatisme» ou «castes administratives» au sommet de l’État, une accusation lancée par le gouvernement actuel contre tout groupe organisé ou institutionnalisé de travailleurs, en costume ou non.

Mais en ce qui concerne le corps diplomatique, il est possible qu’il y ait autre chose en jeu : la relative autonomie du service extérieur vis-à-vis de la présidence, qui dispose déjà d’une marge de manœuvre pour définir la politique étrangère de la France ordre du jour. Dans un discours prononcé en août 2019 devant la conférence des ambassadeurs de France, le président français a évoqué ses frustrations en 2019 face à ce qu’il a qualifié d'”État profond” dominant le Quai d’Orsay, qui aurait été opposé à son réengagement stratégique souhaité avec la Russie. .

Escarmouche ou pas sur le supposé atlantisme du ministère des Affaires étrangères, des sources au sein du ministère affirment que ce qui motive vraiment le remaniement de la haute fonction publique par Macron, c’est qu’il le considère comme un obstacle à son programme. Ils craignent néanmoins que cette réforme ne permette à un président de placer plus facilement des alliés au sein du ministère. Il “risque d’être encore pire que le système de butin américain”, a déclaré un jacobin source, notant que les nominations politiques des présidents américains sont étayées par un bloc inébranlable de diplomates de carrière qui réussissent l’examen du service extérieur américain. C’est cette couche de diplomates que les nouvelles réformes mettent en péril, une partie de ce que Maestroni a reconnu comme une « ubérisation » du corps diplomatique et de la haute fonction publique.

Il y a une rupture entre ceux qui s’occupent des affaires de l’Etat et ceux qui fixent les priorités. “La pensée économique efface le politique”, a suggéré la source. “Il y a cette idée que tout n’est qu’un contrat.” A la tête d’un pays qui se présente souvent comme une “puissance d’équilibrage” diplomatique à travers une crise géopolitique mondiale, Macron semble s’être fait de nouvelles et intempestives critiques.



La source: jacobin.com

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