La question de savoir si la Russie est fasciste ou non se pose rarement, voire jamais, de nos jours parce qu’elle semble si évidente : pourquoi perdre le temps qu’il faut pour poser la question ? Chercheurs en relations internationales ; les grandes organisations médiatiques ; des façonneurs non savants mais de haut niveau de la sagesse dominante ; et les politiciens des deux côtés de l’allée semblent presque unanimes dans leur réponse à cette question : pourquoi oui, bien sûr, ça l’est.
Mais la question est-elle aussi tranchée qu’il y paraît ?
Dans le livre La Russie est-elle fasciste ? Démêler la propagande est et ouest, l’auteur Marlene Laruelle, professeure à l’Université George Washington et directrice de son programme d’études sur l’illibéralisme, a la témérité non seulement de poser la question mais aussi d’y répondre.
Laruelle écrit dans son livre que :
« L’étude de la Russie a longtemps été façonnée par des binaires obsolètes démocratie/autoritarisme, Occident/non-Occident, Europe/Asie et autres. La nouvelle ligne de partage sur le libéralisme occidental contre le fascisme russe (et du côté russe, sur l’antifascisme russe contre le fascisme occidental renouvelé) ne contribue qu’à une autre paire en noir et blanc avec une valeur heuristique très limitée.
« La propagande, définie comme suscitant ‘une croyance active et mythique’ sans distance critique, se retrouve des deux côtés, en Russie comme en Occident.
La militarisation du terme « fasciste » de la part de l’intelligentsia russe et occidentale est une caractéristique de la guerre des mots dans laquelle les deux parties se sont engagées depuis 2014, lorsque la crise en Ukraine et la révolution de Maïdan ont éclaté.
Après la révolution de Maïdan, une ligne de démarcation a été tracée : l’Occident l’appellera désormais la « Révolution de la dignité ». Alors que les Russes, ainsi que les citoyens ukrainiens russophones privés de leurs droits dans l’est et le sud du pays, y verraient un « coup d’État fasciste ».
Laruelle observe dans son livre qu’au lendemain de la révolution de Maïdan, les accusations de fascisme russe portées par des commentateurs américains de premier plan tels que le professeur de l’université de Yale Timothy Snyder et par des personnalités plus obscures telles que le polémiste ukraino-américain Alexander Motyl faisaient partie d’un « une tendance plus large à l’utilisation Réduction à Hitler comme un nouvel outil d’attentat à la personnalité dans les affaires internationales. Elle poursuit en notant que « se positionner en prophète avertissant du risque d’un nouveau fascisme est devenu une tendance à la mode dans les stratégies de vente de livres », et cite des exemples de Madeleine Albright Fascisme : un avertissement et Snyder Sur la tyrannie : vingt leçons du vingtième siècle.
Mais pour la plupart, Laruelle ne vient pas condamner, mais élucider. Pour elle, le mot F (fasciste) n’est tout simplement pas un terme artistique particulièrement utile lorsqu’il est utilisé sans discernement pour diaboliser ses adversaires politiques.
Et tandis que l’étude de Laruelle se concentre principalement sur l’usage et l’abus du terme appliqué aux relations de l’Occident avec la Russie, le terme « fasciste » peut avoir des applications plus larges. Laruelle observe que « la tendance à accuser tous ceux qui défient le libéralisme d’être un nouveau fasciste a considérablement obscurci notre compréhension de la Russie d’aujourd’hui ainsi que des transformations actuelles de l’ordre mondial et des scènes intérieures occidentales ». En effet, ces dernières années, quiconque s’oppose le moins du monde à la dernière tendance en matière d’éveil performatif peut se retrouver marqué de la lettre écarlate « F ».
Le livre de Laruelle arrive à un moment où le mot « fasciste » est trop souvent utilisé sans discrimination, et établit une norme d’argumentation bien raisonnée pour les conversations sur ce moment dans des contextes géopolitiques et nationaux.
La source: www.neweurope.eu