Justin Trudeau et le Parti libéral du Canada ne sont pas des amis des travailleurs. Il est donc étrange que le même gouvernement qui n’a eu aucun scrupule à réprimer les grèves des travailleurs des postes et des ports signale maintenant une volonté d’appuyer un projet de loi antibriseurs de grève à la Chambre des communes du Canada. Un nouvel accord de « confiance et d’approvisionnement » entre les libéraux et le Nouveau Parti démocratique (NPD), qui maintiendra les libéraux au pouvoir jusqu’en 2025 en échange d’un soutien sur les priorités clés du NPD, contient un engagement à déposer une interdiction des briseurs de grève L’année prochaine.
Une loi antibriseurs de grève interdirait aux employeurs d’utiliser des travailleurs de remplacement pour maintenir leurs lieux de travail en activité pendant une grève ou un lock-out. Les interdictions de travailleurs de remplacement empêchent généralement les employeurs d’embaucher de nouveaux travailleurs une fois que la négociation collective a commencé. Ils empêchent également les employeurs d’affecter des employés d’une autre partie de leur entreprise pour effectuer le travail des membres du syndicat en grève.
La forme que pourrait prendre une loi antibriseurs de grève du gouvernement libéral demeure une question ouverte. Avant les élections de l’automne dernier, Trudeau et les libéraux hésitaient sur la question. En 2009, alors qu’il était dans l’opposition, Trudeau a voté en faveur de l’échec de la loi antibriseurs de grève présentée par le bloc québécois souverainiste (BQ). Cependant, depuis la formation du gouvernement en 2015, les libéraux ont rejeté les projets de loi antibriseurs de grève du NPD.
Dans leur plateforme électorale de l’automne 2021, cependant, les libéraux se sont engagés à déposer leur propre loi antibriseurs de grève. Cette proposition inhabituelle était très soigneusement formulée. Plutôt que d’interdire l’utilisation de travailleurs de remplacement pendant tous les arrêts de travail, les libéraux ne semblent disposés à interdire les briseurs de grève que pendant les lock-out initiés par l’employeur. Étant donné qu’environ 85 % des arrêts de travail au Canada sont des grèves, limiter l’interdiction aux lock-out la rendrait tout sauf dénuée de sens.
Conformément à l’engagement libéral envers la rhétorique maximaliste et l’action minimaliste, les détails du plan sont beaucoup moins inspirants que le titre. Les travaillistes et la gauche devraient saisir cette opportunité et pousser les libéraux à mettre en œuvre une version robuste de la législation antibriseurs de grève.
Au Canada, les gouvernements provinciaux sont responsables au premier chef du droit du travail et de l’emploi. En dehors de la fonction publique fédérale, peu d’industries privées relèvent de la compétence du gouvernement fédéral. La responsabilité législative fédérale est en grande partie limitée aux secteurs qui traversent les frontières provinciales ou internationales, aux industries jugées « d’intérêt national » et aux sociétés d’État.
La législation fédérale du travail a donc une portée relativement limitée. Le Code canadien du travail régit l’emploi d’environ 910 000 travailleurs dans le transport aérien, ferroviaire et routier interprovincial; banque et télécommunications; une partie de l’exploitation minière et de l’extraction de ressources naturelles ; services postaux; les ports et le transport maritime international ; ainsi que certains lieux de travail du gouvernement des Premières nations.
Cependant, les travailleurs de la compétence fédérale du Canada sont dans une position quelque peu unique pour bénéficier d’une loi antibriseurs de grève. Comparativement à celles dont le travail est réglementé au niveau provincial, les entreprises de compétence fédérale bénéficient de certaines formes de protection du marché et sont beaucoup moins soumises à la concurrence étrangère et nationale. La juridiction se caractérise également par une plus grande proportion de grandes entreprises et un taux de syndicalisation plus élevé que dans l’ensemble des provinces. En 2018, 82 % des employés sous réglementation fédérale travaillaient pour des entreprises employant une centaine de personnes ou plus. La densité syndicale du secteur privé à l’échelle nationale est d’environ 16 %, mais elle est supérieure à 34 % chez les travailleurs employés par des entreprises privées sous réglementation fédérale.
Tous ces facteurs pourraient faciliter l’adoption d’une loi fédérale anti-briseurs de grève. L’hostilité des petits employeurs au projet de loi serait probablement négligeable. Et les effets du projet de loi pourraient toucher un plus grand nombre de syndiqués qu’une législation comparable dans n’importe quelle province où il est actuellement légal d’embaucher des briseurs de grève.
À l’heure actuelle, seuls la Colombie-Britannique et le Québec interdisent les briseurs de grève dans leurs codes provinciaux respectifs des relations de travail. Au niveau fédéral, le Code canadien du travail permet actuellement aux employeurs d’embaucher librement des « travailleurs de remplacement ». Cependant, les embauches de briseurs de grève ne doivent pas être utilisées pour saper la « capacité de représentation » du syndicat. De plus, les briseurs de grève ne se voient pas accorder d’emploi avant les membres du syndicat lorsqu’un arrêt de travail prend fin.
À compter de 2017, le gouvernement fédéral s’est engagé à apporter diverses réformes au droit fédéral du travail. Ils ont convoqué un «groupe d’experts sur les normes de travail modernes» pour recommander des réformes pour les employés non syndiqués et ont depuis réintroduit un salaire minimum fédéral de 15 $ de l’heure, limité les erreurs de classification des employés et accordé aux employés de longue date plus de congés payés.
En décembre 2021, les libéraux ont adopté tardivement un projet de loi, avec l’appui du NPD et du BQ, accordant aux travailleurs sous réglementation fédérale dix jours de maladie payés par an. Le processus de consultation qui a suivi – trop long et toujours en cours – a presque certainement été organisé pour donner aux employeurs suffisamment de temps pour assouplir partiellement la législation en influençant sa mise en œuvre réglementaire.
Comme dans d’autres démocraties capitalistes, l’activité de grève au Canada est à un creux historique. La grande majorité — environ 95 % — des rondes de négociations collectives se déroulent « avec succès » sans arrêt de travail. Les niveaux de grève ont chuté précipitamment depuis leur point culminant au début des années 1980. Au cours de la dernière décennie, il y a eu environ cent cinquante arrêts de travail annuels moyens dans tout le pays, dans toutes les tailles d’entreprises. L’histoire est à peu près la même dans le secteur privé fédéral où l’interdiction proposée des briseurs de grève s’appliquerait. La dernière fois qu’il y a eu plus de quinze arrêts de travail fédéraux, c’était en 1987.
Fait intéressant, alors que le nombre de grèves annuelles a diminué, la durée moyenne des grèves a augmenté. Au cours des dix dernières années, la durée moyenne des grèves a été multipliée par deux et demi. En bref, les syndicats font grève beaucoup moins fréquemment et les employeurs se sentent encouragés à attendre plus longtemps les travailleurs.
Dans le contexte d’inégalités croissantes et d’inflation qui dépasse les salaires, de faibles niveaux d’activité de grève n’indiquent pas un régime de négociation collective qui fonctionne bien, mais plutôt une faiblesse des syndicats. Dans quelle mesure une loi fédérale antibriseurs de grève aiderait-elle à renverser cette tendance?
Historiquement, l’embauche de briseurs de grève a été l’une des actions les plus provocatrices qu’un patron puisse entreprendre pendant une grève. Dans de nombreux cas, une ligne de piquetage qui réussit à arrêter ou à entraver considérablement la production peut être le facteur déterminant d’une grève. En autorisant les employeurs à remplacer légalement les grévistes, l’influence des syndicats est diminuée. Il est donc raisonnable de supposer qu’une interdiction des briseurs de grève inciterait les employeurs à négocier de bonne foi.
L’utilisation de briseurs de grève par les employeurs peut également augmenter la probabilité de violence sur les lignes de piquetage, générant des tensions dans les communautés en grève ou en lock-out et nuisant aux relations de travail à long terme. De plus, les employeurs font souvent appel à des entreprises de sécurité privées et obtiennent des injonctions judiciaires pour s’assurer que les briseurs de grève puissent entrer dans les lieux de travail en grève sans ingérence syndicale.
Cependant, les interdictions de briseurs de grève ne sont pas bénéfiques pour les patrons et prétendre le contraire est insensé. Dans le passé, certains partisans de la lutte contre les briseurs de grève, y compris les syndicats et les centrales syndicales, ont fait pression pour une interdiction des briseurs de grève en soulignant sa capacité à réduire le nombre de jours perdus à cause des conflits de travail. Sur cette question, les preuves sont mitigées. Par exemple, au cours des deux années qui ont suivi l’introduction des lois antibriseurs de grève en Colombie-Britannique et au Québec, le nombre de grèves a augmenté, bien que la durée moyenne ait diminué. Du point de vue des syndicats, il s’agit d’un résultat souhaitable. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que les employeurs ou les gouvernements libéraux la considèrent comme une preuve à l’appui.
Cela dit, il est vrai que les projets de loi antibriseurs de grève peuvent contribuer à la paix industrielle. Les grèves et les lock-out qui se transforment en affrontements amers et prolongés – souvent provoqués par un employeur déterminé à imposer des conditions de travail radicalement inférieures ou même à briser complètement un syndicat – pourraient probablement être évités par une loi antibriseurs de grève forte.
En mai 2021, Unifor (anciennement les Travailleurs canadiens de l’automobile) a lancé une campagne nationale pour une législation antibriseurs de grève. Selon le syndicat, lorsque les employeurs utilisaient des briseurs de grève contre les membres d’Unifor, l’arrêt de travail moyen durait 265 jours; en l’absence de croûtes, la durée moyenne n’était que de 42 jours. Bien que l’expérience d’Unifor ne soit pas nécessairement représentative, il s’agit d’une bonne référence sur laquelle se tourner.
Il n’y a pas de panacée unique pour renverser la faiblesse historique de la main-d’œuvre canadienne, mais une loi fédérale antibriseurs de grève forte augmenterait sans aucun doute le pouvoir de négociation des syndicats touchés. Une législation qui interdit strictement les briseurs de grève, protège les travailleurs qui respectent les lignes de piquetage et impose de lourdes amendes aux employeurs contrevenants pourrait aller un peu plus loin et ravive l’efficacité des grèves.
Certes, les lois antibriseurs de grève sont rendues nécessaires par les systèmes de relations de travail nord-américains qui restreignent considérablement la capacité des syndicats à faire la grève. Il y a une raison pour laquelle le droit du travail scandinave n’interdit pas les briseurs de grève : une forte densité syndicale, une plus grande volonté de grève et un régime juridique relativement plus permissif font que les employeurs réfléchissent à deux fois avant de faire venir des remplaçants. Les syndicats nord-américains, quant à eux, se tournent vers l’État pour légiférer ce qu’eux-mêmes ne peuvent pas imposer dans la pratique. Même ainsi, une interdiction fédérale des briseurs de grève serait une victoire importante pour les syndicats canadiens et pourrait créer un précédent important pour les provinces qui permettent encore aux employeurs de remplacer temporairement les travailleurs en grève.
Le récent accord de confiance des libéraux avec le NPD fait de la vague promesse du parti d’une loi antibriseurs de grève une possibilité réelle. Mais pour s’assurer qu’une interdiction des briseurs de grève ait du mordant, les syndicats devront être préparés. On peut s’attendre à ce que les libéraux proposent un projet de loi antibriseurs de grève qui sera beaucoup plus faible que les versions antérieures du NPD. Les syndicats et le NPD fédéral devront se prémunir contre cela. Si les briseurs de grève sont interdits avec succès dans le secteur privé fédéral du Canada, il appartiendra aux syndicats de capitaliser sur la victoire.
La source: jacobinmag.com