Je suis très honorée de recevoir ce doctorat honorifique de l'Université Queen's de Kingston, au Canada. Mais j'ai une petite confession à faire. Lorsque j'ai lu votre lettre d'invitation, les premiers mots qui m'ont traversé l'esprit ont été Kingston, Queens et Canada. J'ai pensé qu'il y avait une erreur. J'adorais la chanson Jamaica Farewell de Harry Bellafonte, qui parle de son départ de sa petite fille dans la ville de Kingston. Kingston doit être en Jamaïque. Y avait-il un Canada en Jamaïque ?
La partie sur la reine était tout aussi déroutante mais particulièrement intrigante. La défunte reine Elizabeth était une princesse qui vivait autrefois à Treetops, à Nyeri, au Kenya. Quand nous étions enfants, nous l’admirions vraiment. Vivre à Treetops comme un singe ? Vous voyez, quand nous étions enfants, nous avions l’habitude de grimper aux arbres et ensuite d’essayer de créer un pont entre les arbres en attachant les branches de deux arbres quelconques. Et c’était très difficile. Nous étions donc en admiration devant les singes. Et maintenant, cette princesse avait été capable de faire ce que nous n’avions pas réussi à faire. Et quand elle est finalement descendue de Treetops, elle était une reine. Peut-être que les archives de son université, Queens, avaient la réponse à mon énigme d’enfance.
C'est Sam Kegney, le directeur du département d'anglais, qui m'a aidé à résoudre l'énigme. Au cours de mes conversations avec lui, j'ai appris qu'il existait bel et bien une Kingston au Canada. La Jamaïque, c'est fini. Puis il m'a dit que l'université Queens portait le nom de la reine Victoria, et je suis sûr qu'elle n'avait jamais mis les pieds au Kenya. Voilà l'énigme de la reine Elizabeth.
Mais il a ajouté d’autres détails. On enseignait deux langues autochtones à l’Université Queen’s, à savoir 1. l’AnishinaabeMowin et 2. le Kanyen'kehà:ka. Et lui-même, directeur d’un département d’anglais, connaissait un peu le cri. Il m’a également révélé que le nom « Canada » est dérivé de « Kanata », le nom des peuples autochtones canadiens des Hurons-Iroquois. Une autre révélation, et voici pourquoi :
Récemment, à l’Université de Californie à Irvine, j’ai enseigné un cours sur l’anormalité normalisée dans la littérature. L’anormalité normalisée fait référence à une situation dans laquelle une anormalité évidente devient la normalité sur laquelle se construisent les structures et les identités économiques, politiques et culturelles. Mais l’anormalité fondatrice n’a jamais été confrontée. L’un des meilleurs exemples de ce phénomène est celui des États-Unis d’Amérique. Des Blancs venus de Grande-Bretagne se sont installés sur les terres appartenant aux Amérindiens. En bref, l’Amérique était une colonie de peuplement. Ces mêmes colons se sont déclarés indépendants de la monarchie anglaise. Mais ils sont restés les colonisateurs des Amérindiens. L’indépendance de l’Amérique n’a jamais été celle des colonisés.
Le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie entrent dans cette catégorie. Comment qualifiez-vous ces nations de colons? Des nations coloniales pour les distinguer des autres colonies de peuplement où les colonisés brandissaient le drapeau de l’indépendance. J’ai toujours pensé que ces nations coloniales devaient subir une décolonisation en profondeur. Et le début de cette décolonisation est la question des langues. Intégrer les langues autochtones dans l’éducation de toute la nation. Faire en sorte que chaque Canadien connaisse au moins une langue autochtone en plus de l’anglais. En d’autres termes, faire en sorte que le Canada soit à la hauteur de son nom de Kanata.
C’est pourquoi j’étais si enthousiaste d’entendre ce que Sam McKegeny m’a dit à propos de l’enseignement de deux langues autochtones canadiennes à l’Université Queen.
Je crois que chaque enfant du monde a le droit d'avoir sa langue maternelle. À partir de sa langue maternelle, il peut ajouter d'autres langues, dont l'anglais. Et nous devons en finir avec la hiérarchie des langues. Rappelez-vous qu'une langue est comme un instrument de musique. Chaque instrument a sa musicalité propre. Et on ne peut jamais remplacer la musicalité d'un instrument par celle d'un autre. Et nous ne disons jamais : détruisons tous les instruments de musique pour ne laisser que le son du piano. De nombreux instruments peuvent créer un orchestre. De nombreuses langues peuvent également créer un orchestre grâce à leur langage commun que nous appelons la traduction.
Recevoir un doctorat d’une université qui fait quelques pas, aussi petits soient-ils, vers une démocratie des langues, est pour moi un grand honneur, et je tiens à remercier le vice-chancelier de m’avoir honoré en me faisant devenir membre de cette communauté.
Test de discours de réception par Ngũgĩ wa Thiong'o, 20 juin 2024.
Source: https://www.counterpunch.org/2024/07/05/let-canada-live-upt-to-its-name-of-kanata/