Au cours des cinquante dernières années, le Canada a connu six récessions. Lors des récessions de 1974, 1990 et 2008, les travailleurs se sont retrouvés mieux lotis que les entreprises, tandis que lors des récessions de 1981 et 2020, les entreprises avaient le dessus. Cette fois-ci, le ratio des bénéfices des entreprises au PIB est supérieur à toute reprise au cours du dernier demi-siècle. Au cours des derniers mois de 2019, les bénéfices des entreprises ont représenté 12,4 % du PIB. Au premier trimestre 2022, les bénéfices des entreprises avaient atteint 15,2 % du PIB. Cette augmentation sans précédent de 2,8 points pendant la reprise pandémique est plus de trois fois supérieure à la deuxième plus forte reprise des bénéfices des entreprises, en 1981.
D’un autre côté, les travailleurs ont perdu du terrain dans cette reprise, perdant 0,8 point de PIB deux ans après le début de la récession. Ce n’est pas tout à fait la pire perte consécutive à une récession au cours des cinquante dernières années – qui était de 0,9 point lors de la récession de 1981 – mais elle s’en rapproche. Ce qui est sans précédent, c’est à quel point le secteur des entreprises a réussi à capter les gains de la reprise actuelle, malgré la hausse de l’inflation. Dans le même temps, l’inflation grignote les salaires réels des travailleurs. Le résultat net est un réalignement historique des bénéficiaires de la croissance économique au Canada, qui s’éloignent des travailleurs pour se tourner vers le secteur des entreprises.
Contrairement aux récessions récentes, la reprise économique actuelle s’est produite dans un contexte d’inflation élevée, ce que le Canada n’avait pas connu depuis les années 1980. Le marché du travail canadien est actuellement vigoureux et le taux de chômage est faible. Les gains salariaux horaires moyens ont été de 3,3 % au cours de l’année écoulée, ce qui signifie que les travailleurs voient leurs salaires baisser en termes réels en raison d’une inflation inhabituellement élevée, qui s’élevait à 6,8 % sur la même période.
Malgré le fait que les salaires des travailleurs ont été inférieurs à l’inflation, les revendications salariales restent un pilier tenace dans l’explication de l’inflation par les économistes. Cette analyse démystifie ce mythe.
Les salaires des travailleurs ont parfois été une cause d’inflation, mais les bénéfices des entreprises peuvent l’être aussi. Les prix des intrants – comme les problèmes de gaz ou de chaîne d’approvisionnement – peuvent également être des facteurs de causalité. Dans ce cas, les salaires des travailleurs sont loin derrière l’inflation dans la plupart des industries.
Comme nous le verrons ci-dessous, les salaires perdent du terrain par rapport à la croissance économique qu’ils captent. Mais la croissance des salaires est mentionnée à deux reprises dans la plus récente analyse de l’inflation de la Banque du Canada, tandis que les bénéfices et le secteur des entreprises ne sont pas mentionnés du tout. C’est un oubli important.
Environ les deux tiers du produit intérieur brut (PIB) du Canada sont constitués de l’indemnisation des accidents du travail ou des bénéfices des entreprises. Le reste du PIB est composé d’amortissements de capital, d’entreprises non constituées en société, ainsi que de taxes nettes sur la production et les importations. La façon dont ces deux tiers du PIB sont partagés entre les travailleurs et les entreprises peut nous dire qui profite de la reprise économique après une récession : les travailleurs ou les bénéfices des entreprises.
Le premier graphique montre comment les travailleurs et les entreprises se sont comportés au cours des six récessions qui se sont produites au Canada au cours des cinquante dernières années. L’horloge commence un trimestre avant la récession et est comparée à la façon dont les choses ont atterri huit trimestres (deux ans) après.
Au cours du dernier demi-siècle, le Canada a connu six récessions, définies comme deux trimestres consécutifs de PIB réel négatif. Si nous comparons les performances du secteur des entreprises et des travailleurs juste avant la récession et deux ans après, le tableau est mitigé.
Parfois, les travailleurs finissent par être mieux lotis et les entreprises moins bien loties, comme lors des récessions de 1974, 1990 et 2008. Parfois, c’est l’inverse : les entreprises prennent le dessus, comme en 1981 et 2020. Parfois, les travailleurs et les entreprises voient peu de changement deux ans après une récession, comme en 2015 (les deux ont subi de petites pertes à mesure que les petites entreprises et les recettes fiscales à l’importation se sont améliorées).
Ce qui est unique dans la dernière récession, ce n’est pas seulement que les entreprises se sont imposées, c’est de combien. Au cours des derniers mois de 2019, les bénéfices des entreprises ont capté 12,4 % du PIB. Au premier trimestre 2022, les bénéfices des entreprises avaient atteint 15,2 % du PIB. Cette hausse inédite de 2,8 points lors de la reprise pandémique est plus de trois fois supérieure à la reprise des bénéfices des entreprises en 1981 (0,8 point de PIB).
D’un autre côté, les travailleurs ont perdu du terrain dans cette reprise, perdant 0,8 point de PIB deux ans après le début de la récession. Ce n’est pas tout à fait la pire perte consécutive à une récession au cours des cinquante dernières années – qui était de 0,9 point lors de la récession de 1981 – mais elle s’en rapproche.
Comparé à d’autres récessions, le ralentissement de la pandémie ressemble le plus à la récession de 1981. Les deux récessions ont entraîné une reprise écrasante des bénéfices des entreprises tandis que la reprise des travailleurs piétine. Fait intéressant, la récession de 1981 a également été combinée à une inflation élevée – un autre parallèle possible avec aujourd’hui.
Mais la reprise économique actuelle a atteint un nouveau record : aucune autre reprise au cours du dernier demi-siècle au Canada n’a autant profité aux bénéfices des entreprises et une seule autre reprise a été aussi dure pour les travailleurs.
En règle générale, les bénéfices des sociétés diminuent au cours des premiers trimestres d’une récession. Le PIB diminue en période de récession, mais les bénéfices des entreprises diminuent encore plus, réduisant ainsi leur part dans le PIB. Les bénéfices des entreprises sont plus volatils que les salaires et oscillent plus rapidement en période de récession parce que les entreprises ne peuvent pas réduire les coûts de production – y compris la main-d’œuvre – aussi rapidement que les ventes diminuent. Par conséquent, les bénéfices sont poussés vers le bas. Après le pire d’une récession, les bénéfices des entreprises reviennent et récupèrent une partie du PIB qu’ils ont perdu.
Au cours de quatre des six dernières récessions, le ratio des bénéfices des sociétés au PIB est demeuré inférieur après deux ans par rapport au trimestre précédant le début de la récession. Lors des deux autres récessions (1981 et 2020), les bénéfices des entreprises ont fini par capter plus de PIB qu’avant le début de la récession.
Ce qui est unique dans la récession pandémique, c’est que les bénéfices des entreprises ont à peine diminué en proportion du PIB. À mesure que le PIB diminuait, les bénéfices des entreprises faisaient de même, mais à peu près au même rythme. À la fin du troisième trimestre de la récession, se terminant en septembre 2020, le rapport bénéfices des entreprises/PIB avait déjà retrouvé sa proportion du PIB d’avant la pandémie, et plus encore. C’est historiquement sans précédent. La performance la plus proche a été enregistrée lors de la récession de 1981, lorsque le ratio des bénéfices des sociétés est revenu à son niveau d’avant la récession après huit trimestres.
La profondeur du creux de seulement 1,1 point dans la récession pandémique est également sans précédent. La plus petite baisse suivante remonte à la récession de 1974, qui a enregistré une baisse de 2,1 points. Mais toutes les autres récessions ont vu le rapport bénéfices des entreprises/PIB chuter de 3,3 à 7,2 points.
Avant la pandémie, les bénéfices des entreprises représentaient déjà 12,4 % du PIB. Il s’agissait de la moyenne pour ce ratio entrant en récession. Cependant, compte tenu de la faible baisse de ce ratio et de la rapidité avec laquelle il s’est redressé, le ratio des bénéfices des sociétés au PIB est le plus élevé de toute reprise au cours des cinquante dernières années au Canada.
Pendant les récessions, la rémunération totale des employés – y compris les salaires et les avantages sociaux – augmente généralement initialement en proportion du PIB. Les salaires des travailleurs sont touchés par les récessions – par les licenciements, par exemple – mais, en général, ces répercussions ne sont pas aussi volatiles que celles qui affectent les bénéfices des entreprises. La question pour les travailleurs est de savoir si ces gains initiaux du PIB sont maintenus pendant la période de réembauche.
Deux ans après les récessions de 1974, 1990 et 2008, les employés ont réussi à conserver leurs gains : le ratio rémunération des travailleurs/PIB était plus élevé après deux ans par rapport aux mois précédant la récession.
Cependant, dans les trois autres récessions, les travailleurs se sont retrouvés moins bien lotis deux ans après la récession. Le ratio rémunération des travailleurs/PIB entrant dans cette récession était supérieur à celui des récessions de 2008 et 2015, mais après deux ans, il était à peu près le même à 50 % du PIB. Ce n’est pas tout à fait la pire chute d’un point de récession au cours du dernier demi-siècle, mais c’est proche.
La combinaison d’une inflation élevée accompagnant une reprise n’est pas sans précédent au Canada, mais cela fait quelques décennies que cela ne s’est pas produit. Ce qui est sans précédent, c’est la part des gains de la reprise actuelle que le secteur des entreprises a réussi à capter, malgré la hausse de l’inflation – ou peut-être à cause d’elle. Les consommateurs s’attendant à des prix plus élevés, les entreprises ont une chance unique d’augmenter rapidement les prix pour compenser l’augmentation des coûts des intrants (comme le transport) et de capturer une proportion sans précédent de la croissance économique sous forme de bénéfices pendant cette reprise économique.
Dans le même temps, l’inflation qui en résulte grignote les salaires réels des travailleurs, freinant leur reprise économique. Le résultat net est un réalignement historique de qui profite de la croissance économique au Canada, passant des travailleurs aux profits des entreprises.
La source: jacobin.com