A la troisième tentative, troisième défaite. Après ses candidatures de 2012 et 2017, Jean-Luc Mélenchon a de nouveau raté le second tour de l’élection présidentielle française. Mais cette fois-ci, le résultat avait quelque chose de l’apparence d’une victoire. Alors que les sondages jusqu’au jour des élections lui attribuaient un soutien de 15 à 17 %, le résultat final était de 22 %. Mélenchon a terminé à 400 000 voix derrière Marine Le Pen (23,1 %) là où 600 000 voix les avaient séparés en 2017.
Mélenchon n’a pas empêché le duel attendu entre Emmanuel Macron et Le Pen. Pourtant, il y avait lieu de se réjouir. Ses 7 714 000 votes représentaient une augmentation de 700 000 par rapport à 2017 – même si la dernière fois, il avait trois prétendants à gauche et cette fois il y en avait cinq. C’était aussi le score le plus élevé pour un candidat de gauche radicale dans l’histoire de la Cinquième République, fondée en 1958.
Comme en 2017, Mélenchon arrive en tête des jeunes. Il était soutenu par un tiers des dix-huit à trente-quatre ans, mais seulement 9 % des électeurs de plus de soixante-dix ans. Ce sont les électeurs de plus de soixante-cinq ans qui ont placé Macron au second tour – un candidat qui veut relever l’âge de la retraite pour tous les moins de soixante-cinq ans.
La géographie du vote était également révélatrice : Mélenchon a obtenu de bons résultats dans les grandes villes, dont Nantes (33 %), Lyon (31 %), Marseille (31 %) et Paris (30 %) : il est également arrivé en tête du 1er et 11e arrondissements, loin d’être le plus prolétaire. Il a fait une percée dans la banlieue est de Paris, qui compte une importante population de travailleurs issus de l’immigration. Il a dépassé les 50% dans plusieurs de ces villes, ainsi que dans les territoires français d’outre-mer. Cela peut être vu comme un succès pour la défense de la « créolisation » culturelle, sa lutte explicite contre l’islamophobie et sa dénonciation des violences policières. Sur ces points, Mélenchon a adopté une ligne plus ouverte qu’en 2017, lorsqu’il avait essentiellement ciblé les «fâchés pas fachos» – la France ouvrière «en colère pas fasciste» tentée par le Rassemblement national de Le Pen.
Mélenchon est désormais le leader incontesté de la gauche française, avec ses rivaux dans un état misérable. Le Parti socialiste (PS) – de 1981 à 2017, l’un des deux partis de gouvernement en alternance en France, fournissant deux présidents – n’a obtenu que 1,7 %. Il avait déjà chuté à 6,4% en 2017, dévasté par les cinq années sous le président PS François Hollande, qui a mené une politique néolibérale avec Macron comme ministre de l’Economie. Beaucoup imaginaient que la candidate PS 2022 Anne Hidalgo pouvait difficilement faire pire, mais elle l’a fait. Les Verts (4,6 %) sont également restés en deçà du seuil de 5 % pour le remboursement public de leurs frais de campagne.
Alors que la crise environnementale est la deuxième préoccupation des électeurs français (derrière le coût de la vie), le candidat écologiste n’en a pas profité. Le vote “écologique” est plutôt allé en grande partie à Mélenchon, dont le programme a été jugé le plus convaincant par de nombreuses ONG et associations environnementales. Plusieurs personnalités des marches pour le climat ont également soutenu le programme de Mélenchon L’avenir en commun. Quant au Parti communiste (PCF), qui a soutenu Mélenchon en 2012 et 2017, mais a cette fois présenté son propre candidat sur une ligne « patriotique », il a obtenu 800 000 voix (2,3 %). Même la moitié de ses voix aurait suffi à faire passer Mélenchon au deuxième tour. Enfin, les deux candidats d’extrême gauche, Nathalie Arthaud (0,6%) et Philippe Poutou (0,8%) – comme Mélenchon chacun pour la troisième fois – ont atteint des scores historiquement bas.
Dans la dernière ligne droite de la campagne, Mélenchon a bénéficié d’un certain « vote pragmatique ». Face à la menace de l’extrême droite (potentiellement vainqueur du second tour), de nombreux partisans des communistes, des socialistes, des Verts, et des deux candidats d’extrême gauche, ont préféré voter pour Mélenchon pour tenter d’éliminer Le Pen. Mais le « vote pragmatique » est un outil adaptable, que l’extrême droite sait aussi manier. De nombreux partisans du polémiste pétainiste Éric Zemmour ont finalement opté pour Le Pen. Zemmour, à un moment donné interrogeant 18%, n’a finalement obtenu que 7%, alors qu’elle est passée de 12 à 23%.
Le « vote pragmatique » a également joué un rôle au centre-droit : les Républicains conservateurs et leur candidate Valérie Pécresse — héritières de Charles de Gaulle, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy — n’ont obtenu que 4,8 %. La droite libérale bourgeoise a basculé massivement vers Macron, qui a gouverné pendant cinq ans avec deux Premiers ministres de droite, avec une politique fiscale et sociale au service des intérêts bourgeois.
Mais les 22 % de Mélenchon ne sont pas seul le résultat du « vote pragmatique ». Déjà, en 2017, sa campagne était jugée la plus aboutie par l’ensemble des Français. La campagne 2022 était du même millésime. Mélenchon revient avec les éléments qui expliquent sa force en 2017 : une grande « marche pour la VIe République » rassemble une centaine de milliers de personnes le 20 mars. Le 5 avril, il organise un rassemblement où il apparaît sous forme d’hologramme dans douze villes à une fois.
Chaque semaine, ses équipes organisaient une quarantaine de rallyes dans toute la France, et quatre-vingt-dix la semaine dernière. Dans les rassemblements où Mélenchon était présent, il rassembla des milliers de personnes, et plusieurs dizaines de milliers à Paris, Marseille et Toulouse ; le plus fréquenté parmi les douze candidats. Mélenchon était également présent sur les réseaux sociaux : sur Facebook, Twitter et YouTube, comme en 2017, mais désormais aussi sur Twitch et TikTok, avec l’émission #AlloMélenchon. De toutes, les vidéos de Mélenchon ont été les plus regardées. De même, ses interventions télévisées ont été les plus suivies, avec celles de Zemmour. Si l’on ajoute à cela le fait que le candidat, le programme et le logo sont les mêmes qu’en 2017, on peut dire que Mélenchon a monté une campagne réussie, et que ce succès doit aux mêmes ingrédients qu’il y a cinq ans.
Cependant, quelques petits ajustements ont été apportés. A commencer par le programme : le « plan B » de sortie de l’Union européenne a été abandonné au profit d’une position plus consensuelle de « désobéissance » aux traités de l’UE ; et le volet écologique du programme a également été considérablement renforcé, avec une attention particulière à la pandémie.
La France Insoumise devient aussi l’Union Populaire. Cela s’accompagne d’une nouvelle structure : Mélenchon crée un « Parlement de l’Union Populaire », regroupant trois cents personnalités. La moitié sont des militants, des cadres et des élus de la France Insoumise. Mais l’autre moitié sont des gens qui n’appartiennent pas à l’Union Populaire : des syndicalistes, des artistes, des écrivains, des leaders associatifs, des syndicalistes, des gens d’autres partis politiques, des militants écologistes, féministes et antiracistes. Ce « Parlement » est la preuve de la capacité de Mélenchon à s’ouvrir et à rallier des forces et des hommes nouveaux. Mais le titre est trompeur : ses membres ne sont pas élus, mais nommés par Mélenchon.
Pour la deuxième fois consécutive, la gauche est absente du second tour. Cela ne s’était jamais produit auparavant : à chaque occasion précédente, la gauche était absente du second tour (en 1969 et 2002), elle y est revenue cinq ans plus tard. Cette fois, l’effacement de la gauche est plus durable — et inquiétant. Cependant, alors que le vote total pour les candidats de gauche en 2017 était de 27 %, dimanche, il était de 32 %, en hausse de 2 millions de voix.
C’est une réfutation de tous ceux qui ont dit que la gauche était finie. Mais un système longtemps divisé entre gauche et droite est désormais tripolaire : un pôle d’extrême droite derrière Le Pen, un bourgeois libéral-autoritaire derrière Macron, et un pôle populaire écologiste de gauche derrière Mélenchon. Ce dernier sera absent au second tour le 24 avril, mais il est paradoxalement au centre de l’attention, Macron et Le Pen tentant tous deux d’attirer l’électorat de Mélenchon.
Macron prétend que « nos vies valent plus que leurs profits » (reprenant un slogan altermondialiste). Dimanche soir, il a paraphrasé Mélenchon pour insister – malgré son propre bilan – sur l’urgence de reconstruire l’État-providence, de défendre « les travailleurs et les précaires » et d’amorcer le « virage écologique ». Le Pen a quant à lui appelé les électeurs de gauche à la soutenir et à empêcher la «destruction sociale» planifiée par le «président des riches». Mélenchon et son électorat seront, en effet, l’arbitre du second tour.
Comment va se comporter Mélenchon dans les prochaines semaines, maintenant qu’il règne sur la gauche ? Il y a cinq ans, lorsque le journal télévisé a annoncé les résultats à 20 heures le soir des élections, il a pris plus de deux heures pour parler, paraissant abasourdi et refusant d’admettre les chiffres officiels jusqu’à minuit. Son hésitation et son appel à une consultation interne sur l’opportunité de soutenir Macron pour le second tour ont été largement critiqués. Cette fois, il a parlé rapidement et a martelé le fait que “pas un seul vote ne devrait aller à Le Pen”. Cependant, il n’a pas explicitement appelé à voter Macron. Il sait qu’une partie de son électorat est tentée par l’abstention ou le vote blanc, et estime que Macron est un pompier pyromane, qui booste délibérément l’extrême droite afin de se poser en “barrière” contre elle le jour du scrutin.
Deux questions se posent désormais à Mélenchon : va-t-il rester à la tête de son mouvement ? Va-t-il l’ouvrir à une grande « union de la gauche » en vue des législatives de juin ? L’avenir de la France Insoumise, et plus que cela, l’avenir de la gauche française, dépend des choix qu’il fera dans les jours à venir.
Était-ce la dernière campagne présidentielle de Mélenchon ? La plupart des commentateurs l’affirment, et lui-même l’a parfois dit. Mais il a aussi fait remarquer, à Marseille le 27 mars, qu’il ferait “probablement d’autres campagnes” si la situation l’exigeait. Lundi, son bras droit, le député Adrien Quatennens, a déclaré aux médias : « Cet homme n’est pas remplaçable dans le paysage politique. Les hommes ne sont pas des pions échangeables. Son autre lieutenant, Manuel Bompard, a ajouté : « Tout peut arriver.
Certes, Mélenchon n’a jamais aimé partager le pouvoir. Dans les organisations qu’il a fondées ces dernières années, il a toujours su empêcher le pluralisme et la contestation interne. Avec 22% des voix, le troisième homme de la politique française semble à peine disposé et capable de démissionner. Il n’a pas de successeur naturel. Mélenchon aura soixante-seize ans lors de la prochaine élection présidentielle (alors que Joe Biden a été élu à soixante-dix-huit ans). Mélenchon n’est jamais plus fort que dans la position de « vieux sage » qu’il a adoptée durant cette campagne. Donc, nous ne pouvons pas exclure qu’il se présente à nouveau.
Une dernière question cruciale : que fera Mélenchon avant les élections législatives des 10 et 17 juin (et dans la perspective des cinq prochaines années) ? En 2017 déjà, déjà en tête à gauche, Mélenchon refusait toute alliance avec d’autres forces de gauche, dont les communistes, qui l’avaient soutenu à la présidentielle. La France Insoumise a élu dix-sept députés (sur 577). Beaucoup à gauche l’ont critiqué pour avoir fait cavalier seul et « écrasé » le reste de la gauche. Cette fois, prendra-t-il la direction opposée : offrir aux autres la chance de le rejoindre dans un foyer politique commun ?
Cette nouvelle union de gauche aurait un programme commun (négocié sur la base de celui de Mélenchon actuel), la direction serait collégiale et les nominations aux sièges parlementaires seraient réparties selon le rapport de force au sein de la gauche. Mélenchon a une opportunité historique de diriger cette union, et au cours des deux dernières semaines, il a déjà entamé des pourparlers avec les communistes et les Verts. Le mois prochain nous dira si un tel syndicat peut fonctionner.
La source: jacobinmag.com