Une flotte de livreurs tissent leurs vélos électriques entre les cyclistes le long d’un boulevard divisé par une nouvelle ligne de tramway. De petites voitures électriques dérivent sur des autoroutes non encombrées, parsemées tous les quelques kilomètres de bornes de recharge. Alors que les transports en commun dominent, les quelques automobilistes dans leur propre voiture peuvent apercevoir les fermes qui fournissent des produits d’épicerie flexitariens aux villes et des biocarburants aux aéroports restants desservant les vols long-courriers. Les villages revitalisés regorgent de vie, après un boom de l’emploi agricole de plusieurs décennies. Après s’être installée dans leur maison bien isolée, avec des panneaux solaires sur son toit, une famille d’anciens citadins se promène sur les berges, avec des cargos qui passent.
Ce sont quelques-unes des scènes de la vie quotidienne que le Shift Project, think tank parisien spécialisé dans la transition énergétique, nous laisse imaginer dans son Plan de transformation de l’économie française. Le monde envisagé ici se déroule en 2050, plus d’un quart de siècle après l’élection présidentielle de ce mois-ci. Dans cette chronologie, le vainqueur donne le 24 avril le coup d’envoi d’un marathon législatif qui est venu définir le mandat présidentiel 2022-27 – les années où la crise environnementale est finalement devenue le centre de la vie politique française.
Le monde décrit dans le Plan pourrait difficilement être un cri de plus pour nos propres sociétés, qui ploient sous l’emprise de la pétro-puissance. Mais il n’en est que plus précieux : voici un tableau détaillé de la vie dans une société industrialisée, après la transition énergétique. Quels classiques de l’argument environnemental, comme le livre de William Morris de 1890 Nouvelles de nulle partou d’Ernest Callenbach Écotopie décrire à travers le pouvoir moralisateur du roman, le projet Shift Plan fournit dans un bref panorama rédigé dans le langage plus sobre des sciences sociales.
Les trente années d’histoire future racontées dans le Plan s’appuyer également sur des précédents passés. Ici, d’anciennes institutions telles que la Commission du plan, vestige de la France d’après-guerre, sont dépoussiérées et chargées de coordonner les ministères et la myriade d’entreprises privées et d’associations mobilisées pour réduire l’utilisation des énergies fossiles. Des instances plus récentes, comme la Convention Citoyenne pour le Climat, une assemblée de citoyens sélectionnés au hasard qui ont rédigé des propositions liées au climat en 2019 et 2020, servent ici de modèles aux instances délibératives qui définiront plus tard les priorités et les besoins collectifs. Cela permettrait à une révolution verte de s’emparer de la France, d’atteindre la neutralité carbone, de refaire la vie quotidienne autour de circuits plus petits de consommation, de travail et de loisirs – nous rendant tous plus heureux et en meilleure santé.
Le Plan met fin à de nombreux débats et solutions miracles qui font généralement trébucher le débat écologique. Le « développement durable », par exemple, suppose que la gamme des sources renouvelables sera en mesure de compenser entièrement la flexibilité et l’abondance des sources de carbone, et de répondre à la demande croissante d’énergie. Mais les quantités intensives d’énergie nécessaires pour extraire les métaux des panneaux solaires, des turbines et des batteries – et la nature finie de ces ressources – vont à l’encontre de l’affirmation selon laquelle les énergies renouvelables pourront combler le vide dans le mix énergétique laissé par les sources fossiles. La production massive de biocarburants entre également en conflit avec nos autres besoins spatiaux majeurs : la biodiversité, mais aussi la production agricole et la capacité de la terre à digérer et stocker le carbone.
L’énergie nucléaire, selon le projet Shift, est une solution indispensable à court et moyen terme, amortissant la baisse drastique des sources d’énergie carbonée qui devra définir la prochaine décennie. Mais les ressources et le temps nécessaires pour mettre en place de nouveaux réacteurs – sans parler des difficultés d’approvisionnement, de transport, de sécurité et d’élimination – signifient que l’énergie nucléaire ne sera pas en mesure de compenser pleinement ce qui doit être une baisse soudaine de l’essence et la consommation de gaz.
Ensuite, il y a la question du temps. L’adaptation à un monde moins consommateur d’énergie peut finir par s’imposer à une société comme la France, avant même que les effets désastreux du réchauffement climatique ne se fassent pleinement sentir. La fin du «pétrole facile», les stocks de pétrole les plus accessibles au monde, a été votée en 2008, a alerté l’Agence internationale de l’énergie en 2018. Avant l’invasion russe, c’était l’une des principales causes de la hausse des prix de l’énergie et de l’inflation, par exemple.
Tout en s’éloignant du romantisme de « décroissance » des communautés spontanées, le Plan soutient que nous devons préparer nos sociétés non seulement à la fin des combustibles fossiles, mais à une diminution plus large de la consommation d’énergie. Il est encore difficile de bien cerner cette perspective, qui présente un écart sans précédent depuis deux siècles d’une telle consommation en constante expansion. Le rapport mérite surtout de montrer que, techniquement parlant, c’est possible. Il se trouve que la « sobriété » écologique a beaucoup en commun avec ce que certains pourraient appeler une vie libre et véritablement moderne.
Une certaine forme de « planification écologique » est un choix naturel pour le débat environnemental en France, s’appuyant sur une tradition de gestion économique centrée sur l’État qui chevauche le clivage politique gauche-droite. Il y a un consensus émergent, partagé par Emmanuel Macron, les trois candidats de la droite, et le candidat du Parti communiste Fabien Roussel, selon lequel la France doit doubler ses efforts en matière d’énergie nucléaire – parmi les économies développées, la France tire la plus grande part de son électricité des centrales nucléaires . Ces derniers mois, le président a fait une série de déclarations très médiatisées ouvrant la voie à une nouvelle génération de réacteurs.
Mais il y a alors un risque que la « planification écologique » ne soit rien de plus qu’un tampon en caoutchouc pour un nouvel éco-étatisme qui pourrait écraser les critiques de l’énergie nucléaire. Bien qu’il s’engage à rompre avec le nucléaire, Jean-Luc Mélenchon a longtemps été le fer de lance de l’aménagement écologique, une composante de son projet depuis le début des années 2010. Son programme appelle à la réduction d’échelle des processus de production, à la relocalisation industrielle et à une augmentation de la production agricole guidée par une «règle verte» incluse dans la constitution française, interdisant l’activité extractive qui viole les limites naturelles. Un “conseil de planification écologique” sera le principal exécuteur de la transition verte, assis au sommet d’une structure pyramidale d’organes chargés de rédiger des politiques et des lois, des comités communaux aux assemblées départementales jusqu’au parlement national.
Nagant avec les marées politiques, Macron a vanté sa propre “volonté de planifier” le 17 mars. La teneur de son premier mandat dit cependant le contraire. Les propositions politiques importantes faites par la Convention citoyenne pour le climat comprenaient des réglementations strictes de la publicité, des moratoires sur les constructions en dehors des espaces précédemment développés, de nouvelles taxes et des quasi-interdictions des voyages aériens intérieurs.
Ce qui aurait pu être un excellent point de départ pour la planification écologique a cependant abouti à la loi terne sur le climat et la résilience adoptée en 2021. Vivement critiquée par les ONG environnementales, la législation environnementale historique du gouvernement était en fait une série de mesures minimales et édentées. une réglementation motivée par la philosophie selon laquelle une politique «volontariste» qui modifie les comportements individuels était le meilleur moyen de réduire les émissions. Il va sans dire que tout ce qui ressemble même de loin au scénario rose du projet Shift est inimaginable si cette vision prévaut pendant encore cinq ans.
Un argument majeur en faveur de la planification écologique est que nous le faisons déjà – ou du moins une forme tordue de celui-ci. Les retombées économiques de l’invasion russe de l’Ukraine rappellent cruellement l’ampleur de la gouvernance mondiale de l’énergie. Le gaz circule toujours de la Russie vers l’Europe occidentale, mais d’énormes quantités de financement et de ressources devraient être consacrées au sevrage de l’Union européenne des importations russes de pétrole et de gaz d’ici 2027.
On parle de nouveaux pipelines du Sahara jusqu’au sud de l’Espagne, de terminaux pétroliers et gaziers parsemant les côtes de l’Atlantique et de la mer du Nord, et de la relance de l’extraction du charbon. Celles-ci sont présentées comme des solutions à court terme, nécessaires pour faciliter la déconnexion des importations russes de pétrole et de gaz. Ils risquent cependant de bloquer davantage la consommation de combustibles fossiles, alors même que les pays européens se sont engagés à réduire leurs émissions de 55 % d’ici 2030, par rapport aux niveaux de 1990.
Sans se livrer à nouveau à l’optimisme du début de l’ère pandémique sur ce que les gens aimaient alors appeler “le monde d’après” COVID-19, l’environnementalisme politique doit saisir la crise russe avant que la maîtrise bien rodée de l’industrie pétrolière de la politique de choc ne se confirme à nouveau. Le rapport du projet Shift est sorti début février, une humble tentative de percer une élection de 2022 dominée par les angoisses culturelles de la droite. Mais la politique de l’énergie replacée sur le devant de la scène politique française et européenne devrait servir de feuille de route pour contrer les efforts des majors pétrolières pour se positionner comme des acteurs incontournables de l’autonomie européenne.
Pour ce faire, cependant, l’écologie doit être politique. Pour le meilleur ou pour le pire, le projet Shift Plan se concentre entièrement sur l’aspect technique de la réduction des émissions de combustibles fossiles et sur les domaines de la vie qui devront être restructurés dans un avenir à moindre consommation d’énergie. C’est peut-être pour cette raison que le plan ignore entièrement la question du conflit politique. C’est bien beau d’augurer la relocalisation des filières, la réduction de la production industrielle et la réaffectation de centaines de milliers de salariés français vers le secteur agricole.
Mais à moins d’une révolution morale – l’une des conditions non mentionnées de ce plan – la « planification » devra signifier la maîtrise ou l’existence d’institutions politiques qui permettent à une majorité démocratique de se gouverner réellement. Cela heurte directement l’un des principaux avertissements du projet Shift : que la transition conçue dans le rapport est cohérente avec, et peut en effet supposer, la persistance des institutions politiques existantes. En France, cela signifie la Ve République, cannibalisée par le pouvoir exécutif et un parlement tronqué. À en juger par son palmarès depuis 1958, c’est un outil aussi bon que n’importe quel autre pour amplifier la puissance et l’influence de ce que la pièce de 1882 d’Henrik Ibsen Un ennemi du peuple appelée la « majorité compacte ».
“L’optimisme n’est jamais loin de la naïveté, ni l’entrepreneuriat de l’insouciance”, concède Jean-Marc Jancovici dans le Planl’introduction. “Seul le temps nous dira si le travail que vous tenez entre vos mains était une initiative bienvenue parce qu’il a fait une différence positive dans le cours de l’histoire, ou s’il s’agissait de la forme de naïveté la plus coupable, parce que nous avons perdu notre temps à concevoir des solutions inapplicables.”
Un antidote à cela serait de ne pas contourner un certain nombre de problèmes majeurs ; les intérêts bien organisés et enracinés qui se dressent entre nous et ce qui ressemble maintenant au scénario très optimiste d’une hausse future de la température de deux degrés ; comment ces intérêts perpétuent leur pouvoir ; et les groupes sociaux spécifiques dont nous devons nous détacher. Il est dans la nature de la littérature utopique de privilégier la description d’un autre monde possible. L’espoir est que d’ici à là, d’autres se chargeront du travail boueux de modifier l’équilibre politique des pouvoirs.
Pour la gauche populiste française, aujourd’hui regroupée autour de Jean-Luc Mélenchon, un corollaire crucial de la planification écologique est la convocation immédiate, quelques semaines après l’élection de 2022, d’une assemblée constituante pour élaborer la constitution d’une nouvelle république. Une révolution écologique d’ici 2027 – si méticuleusement décrite dans le Shift Project’s Plan — est inimaginable sans une telle contrepartie politique, donnant aux gens le pouvoir de prendre leur propre destin en main.
La source: jacobinmag.com